XIX
Les Wo font valoir leur bon droit à coups de marmite ; un manteau d’or vole à leur secours.
La cloche du couvre-feu n’allait pas tarder à sonner. Ti emprunta un palanquin ministériel pour rentrer chez lui au plus vite. Il neigeait sur Chang-an, tout était blanc et feutré, comme si rien de néfaste ne pouvait s’y produire. Ti avait pourtant le pressentiment qu’un volcan couvait sous la glace.
Il commençait seulement à cerner la véritable personnalité des Wo. Sous leurs dehors incultes, ils avaient été capables d’une très fine analyse de la société chinoise. Ils avaient attaqué l’ordre parfait avec une dose infime de désordre, à la manière d’une goutte de vinaigre tombant sur une pierre calcaire. La capitale des Tang était un grand organisme vivant. Une simple piqûre d’acupuncture appliquée à un nœud névralgique bien choisi avait provoqué une réaction démesurée. Les Wo étaient parvenus à désorganiser l’ensemble du corps social pour accomplir leurs desseins.
— Bande de petits serpents ! marmonna-t-il pour lui-même tandis que le palanquin tournait le coin de sa rue.
Le juge avait en tête une idée qui ne pouvait manquer de séduire ses chers invités. Installés sur les nattes de leur logement, ils étaient en train de transformer en pigeons, renards et grenouilles de petites feuilles de papier coloré, un passe-temps inoffensif qui semblait les captiver. Le mandarin leur annonça qu’il leur avait préparé une leçon culturelle aussi charmante qu’imprévue : ses épouses s’offraient à leur présenter personnellement, en détail et tout de suite, la manière chinoise d’entretenir un époux par une conversation choisie dans un intérieur élégant.
Les Wo sourirent, marque d’un enthousiasme incommensurable. Ils rangèrent avec soin leurs pliages sur un coffre et se laissèrent conduire chez les dames Ti, qui interrompirent leurs travaux de couture pour répondre à la lubie soudaine de leur mari.
Ce dernier les laissa à leurs lectures poétiques, se munit d’une lanterne et s’en fut fouiller méticuleusement l’appartement d’amis.
Les emplettes faites au marché par les Wo formaient un bric-à-brac ahurissant. Il y avait là un choix d’outils utilisés pour cultiver le riz ou battre le blé, ainsi qu’une curieuse poignée de béquilles dont il ignorait absolument l’usage. Il aurait bien aimé savoir ce que ces gens férus d’art et de textes classiques comptaient faire de cet attirail hétéroclite.
Il déplia un à un les vêtements contenus dans leurs coffres. En les retournant, il vit qu’on y avait ajouté des sortes de poches intérieures, la cachette idéale où fourrer les livres qu’ils se procuraient en douce pendant leurs pérégrinations en ville. Restait à savoir où se trouvait à présent le butin.
Il se redressa et regarda autour de lui. Si seulement un élément sortait de ce fatras ! Mais tout ici était extravagant, si bien que rien ne se détachait du lot. Les instruments agricoles se mêlaient aux statues bouddhiques, aux vases en céramique vernissée, aux ustensiles de cuisine les plus banals… On se serait cru dans les réserves d’un antiquaire fou. Jusqu’à un tambour laqué de rouge qui trônait au milieu de tout ça comme une barrique vide !
Ce dernier retint l’attention de l’enquêteur. Il était décoré, d’un côté, d’une représentation de Confucius, et de l’autre, d’une de ses maximes à la gloire de l’équité, inscrite en caractères noirs. C’était un tambour de tribunal, à l’usage des plaignants désireux d’obtenir une audience. Ti se félicita de voir ses Wo s’intéresser enfin au système judiciaire qui avait accaparé la majeure partie de son existence. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était le thème de la décoration. Étant donné l’intérêt très limité que ses élèves éprouvaient pour maître Kong, pourquoi avoir choisi un tambour à son effigie ? Mais l’avaient-ils choisi, ou avaient-ils acheté le premier venu ? Et, dans ce cas, était-ce autre chose qu’un réceptacle volumineux ?
Ti parvint à faire tourner la face arrière du tambour, qui se dévissa comme un pot à gingembre. Comme il l’avait deviné, l’instrument de justice était loin d’être vide. Sous les écritoires, les pinceaux et les pierres à encre gisaient un monceau de rouleaux dont certains ne portaient aucun tampon de librairie. Il comprit à quoi avaient été utilisées les soirées prétendument consacrées à l’apprentissage de la calligraphie. Sous prétexte d’exercices, ils avaient recopié quelques ouvrages de la bibliothèque de leur hôte. S’ils réussissaient à quitter la Chine avec leur larcin, une partie de sa propre collection irait étancher la soif de connaissances des souverains de l’archipel lointain.
Entre les traités de philologie et les travaux historiques figuraient des études du droit et des institutions, ainsi qu’un relevé géographique des préfectures côtières que Ti avait rapporté de son affectation sur les rives de la mer Jaune. Cette vision lui donna des sueurs froides. Il n’en fallait pas plus pour préparer un débarquement. Il passa le quart d’heure suivant à trier tout cela afin de confisquer ce qui risquait de nuire à la sécurité de son pays.
Venaient ensuite un certain nombre de livres de médecine qu’ils ne pouvaient avoir acquis qu’auprès du Grand Service médical. Ces rapaces de médecins leur avaient donc cédé leurs recueils de pharmacopée et d’acupuncture. Les perles des mers de l’Est avaient dû couler d’abondance entre leurs doigts avides.
Quelque chose manquait à ce florilège. Où étaient les ouvrages de stratégie militaire, ceux que la Cour n’aurait jamais accepté de laisser lire par des étrangers ? Ti était certain que les Wo ne s’étaient pas résignés à abandonner derrière eux pareils trésors. Les manches des outils agricoles étaient-ils creux ? Leurs robes de femmes, dont ils possédaient un si grand nombre, étaient-elles doublées avec L’Art de la guerre ?
Alors que son regard parcourait la pièce, une idée absurde le frappa. Si les textes les plus précieux n’étaient pas dans les endroits les moins visibles, ne pouvaient-ils se trouver dans ceux que tout le monde pouvait voir ? Rassemblés sur un meuble, les pliages de papier formaient une ménagerie hétéroclite d’animaux en tout genre. Ti saisit délicatement un renard habilement fabriqué à partir d’une large feuille de parchemin couleur fauve. Il défit le museau, les pattes, la queue, et lissa le feuillet redevenu plat. Deux fines couches de papier coloré protégeaient un document composé de minuscules idéogrammes. En l’approchant tout près de ses yeux, Ti parvint à déchiffrer deux phrases qui décrivaient la bonne façon de choisir son champ de bataille. C’était le chapitre central de l’œuvre de Sun Tzu, le plus grand stratège qu’eût connu la Chine.
Quelqu’un toussota dans le dos du mandarin. Neuf visages étonnés le contemplaient depuis le pas de la porte.
Ti fut d’abord gêné d’être surpris à fouiller dans les affaires de ses hôtes. Puis il se rappela qu’il œuvrait pour la sauvegarde de ses compatriotes. Il se releva et laissa tomber au sol les pliages qu’il avait en main. Les Wo se précipitèrent pour les récupérer et remettre de l’ordre dans leur inestimable collection.
— Ça précieux, seigneur Ti ! Pas abîmer !
— Plus précieux que votre bourse de perles prétendument volée, répondit le magistrat. Non seulement vous avez déclaré un méfait imaginaire, mais vous avez répandu votre or sur la voie publique pour détourner l’attention !
Ti mesurait à présent à quel point il avait été manipulé. Le lâcher de pièces d’or coréennes avait permis aux Wo d’orienter les visites culturelles vers les quartiers où ils pouvaient se procurer des livres et des informations. Cela avait commencé le matin où il avait surpris M. Petite-herbe se promenant tout seul en ville. S’ils avaient eu des difficultés de paiement chez les bonzes, cet après-midi-là, c’est qu’ils ne s’attendaient pas à ce que leur système fonctionnât si bien !
— Savez-vous ce qu’il en coûte de se moquer de moi ?
Ils l’ignoraient. Ti poussa un profond soupir.
— Pas grand-chose, en réalité. Mais cela n’excuse pas l’affront ! Vous êtes la force la plus maléfique à laquelle je me sois opposé depuis le début de ma carrière !
Les Wo se prosternèrent sur le plancher. Au moins avaient-ils appris la politesse. La nuit était tombée, c’était le couvre-feu, ils étaient tranquilles pour une explication détaillée.
— Vous m’avez menti dès le premier jour. Vous avez changé de vêtements avant d’arriver au relais de Changle, afin de passer pour des pouilleux insignifiants. Je ne crois pas qu’une ancienne impératrice voyagerait en compagnie de gueux, même chez les Wo.
Ceux-ci échangèrent quelques mots dans leur langue. Dame Toochi acquiesça.
— Votre Excellence a raison, déclara M. Courge, les présentations n’ont pas été faites comme il convient. C’est là un tort qu’il est urgent de réparer.
Ils se postèrent en ligne devant lui et s’inclinèrent à tour de rôle en déclinant leur identité.
— Moi Sakiyama no Kakashi, dit M. Calebasse, avant de se plier en deux dans ce salut outré qu’ils affectionnaient.
Ti nota qu’il fallait un grand nombre de syllabes pour dire « calebasse », dans cette langue bizarre. Puis il comprit que personne, ici, ne portait véritablement un nom de légume.
— Je suis Hakuri no Muraji Hakatoko, dit M. Courge.
— Moi Kawachi no Omaro, dit M. Radis.
— Moi Kiyohara no Natsuno, dit M. Piment.
— Moi Fujiwara no Otsugu, dit M. Petite-herbe.
— Moi Otomo no Yakamochi, dit M. Citrouille.
— Moi Sugano no Mamichi, dit M. Champignon-noir.
Seul M. Grain-de-riz, l’expert en religions, se contentait du simple nom de « Kukai ». Ils appartenaient tous à la noblesse lettrée de chez eux.
— Mais pourquoi avoir menti ? demanda Ti.
— Vous, Chinois, avez un proverbe à ce sujet, expliqua M. Courge : « Un magasin important humilie le client, un client important humilie le magasin. » Nous nous sommes dit que nous aurions plus facilement accès à ce que nous voulions en nous faisant humbles et discrets.
L’empereur Temmu voulait à tout prix connaître les rouages du système social, politique, économique et militaire complexe développé par ses voisins les Tang. Il y voyait le modèle des réformes de modernisation qu’il importait d’entreprendre.
— Nous vouloir devenir chinois, résuma M. Calebasse.
Ti était d’un avis très différent. Ils ne voulaient pas devenir chinois : ils voulaient devenir meilleurs que les Chinois. Le premier objectif eût été flatteur, le second était insultant.
Ils s’assirent sur leurs talons et Ti sur un pouf minuscule, ce dont il avait perdu l’habitude depuis l’importation des chaises de l’Ouest.
— Vous ignorer grand drame des Wa, dit M. Calebasse.
Comme Ti venait de l’apprendre, l’empereur Temmu avait décidé de s’allier au royaume de Silla contre les Tang. Par conséquent, il s’apprêtait à rompre les relations diplomatiques avec la Chine. Cette délégation serait la dernière avant longtemps, l’archipel allait se refermer sur lui-même pour une durée inconnue. La mission des émissaires consistait à réunir le plus de documentation possible, pour lui éviter de prendre un trop grand retard en attendant le prochain retournement d’alliances. Leur connaissance de première main de la culture chinoise ferait d’eux des conseillers précieux. La Cour d’Asuka leur confierait de hautes positions dès leur retour.
— Si jamais vous rentrez chez vous, précisa Ti.
Quand le scandale aurait éclaté, ils ne jouiraient d’aucun traitement de faveur de la part de la justice des Tang. Il y avait de quoi les faire tous exécuter. Ils pouvaient être arrêtés comme n’importe quel sujet de Sa Majesté. Et il y avait des précédents.
— Nous savoir, répondit M. Calebasse.
Vingt ans plus tôt, la dernière ambassade des Wo avait été victime d’un de ces précédents. Elle avait été fort bien traitée jusqu’au jour où l’empereur des Tang, le même qu’aujourd’hui, avait publié un décret terrible : « Notre gouvernement a décidé de prendre des mesures administratives au sujet des terres situées à l’est de la mer. Ainsi donc, vous, visiteurs de Wo, ne devez pas retourner à l’Est. »
Les diplomates avaient été placés en résidence surveillée, sans aucune liberté de mouvement. Ils avaient passé une année dans l’ignorance des opérations militaires chinoises qui avaient lieu sur la péninsule coréenne pour réduire l’influence du royaume de Paekche, allié de leur pays.
Ti aurait préféré que ses invités continuent de lui taire leur véritable identité. C’était le genre de renseignement dont son gouvernement voulait avoir connaissance. Des envoyés de haut rang constituaient de précieux otages. Certes, il pouvait encore trouver des arrangements avec sa conscience – il lui était difficile de dénoncer des gens qui vivaient sous son toit. Ils avaient de la chance qu’on n’eût pas posté d’espion auprès d’eux.
Tout bien réfléchi, il y avait là un détail qui ne collait pas. En toute logique, la Chancellerie aurait dû lui demander de rédiger des rapports réguliers sur les actes, le comportement et même les pensées de ces étrangers. S’il en avait été dispensé, c’est que quelqu’un d’autre en était chargé. Cela devint tout à coup une évidence. Mieux aurait valu qu’elle le frappât plus tôt ; il était bien tard.
Un remue-ménage lui confirma qu’il était même trop tard. Il y eut des cris, des ordres brefs et un bruit de course. Tsiao Tai entra sans prendre la peine de s’annoncer.
— Seigneur ! Un bataillon de la Garde pourpre a pris position devant votre résidence !
Ce fut la panique dans la maison des Ti. Les dames rassemblèrent les enfants pour se réfugier au fond du bâtiment, dont elles barricadèrent la porte avec des meubles lourds. Les serviteurs furent envoyés dans la cour pour retarder les envahisseurs. Les Wo s’apostrophaient mutuellement. Ti n’avait pas besoin de parler leur langue pour comprendre qu’ils s’accablaient de reproches. M. Calebasse résuma l’inquiétude générale :
— Comment eux savoir ? Nous rien dire !
Le juge était contrarié.
— Vous rien dire, vous rien dire… Moi dire plus que je n’aurais voulu !
Ils s’étaient assez moqués de lui pour ne pas s’appesantir sur ses bévues. De toute façon, ils avaient préparé un plan de secours. Forts de la mauvaise expérience de l’ambassade précédente, ils avaient mis sur pied un stratagème pour échapper à la juste punition de leur fourberie si elle était découverte. Seul l’avenir dirait s’ils avaient vu juste…
Dans le doute, mieux valait s’éloigner de la colère impériale. Afin de leur faire gagner un peu de temps, Ti accepta de parlementer avec la Garde pourpre, bien que celle-ci ne fût pas connue pour ses facultés de patience et de compréhension. Pour l’heure, elle était en train de défoncer sa double porte à coups de bélier.
Lorsque le mandarin sortit sur son perron, les soldats investissaient déjà la cour à travers les restes de son beau portail démantibulé. Un héraut lut le décret du chancelier qui ordonnait l’arrestation des visiteurs pour crime d’espionnage. Le capitaine somma le mandarin de les lui remettre.
Ti tâchait de tergiverser lorsqu’un soldat poussa un cri, le doigt pointé sur les toits enneigés de la demeure :
— Les espions s’échappent !
Des silhouettes sombres se détachaient vaguement sur le ciel nocturne.
— Rendez-vous ! cria le capitaine. Nous savons que vous possédez des traités proscrits !
Deux d’entre eux soutenaient un grand sac probablement rempli de parchemins. Un détachement de gardes à plumet rouge traversa le pavillon central en direction du patio intérieur. Une partie des Wo étaient restés en arrière pour protéger la fuite de leurs compagnons. Ils s’étaient curieusement munis des instruments agricoles entassés dans leur chambre.
Ti comprit bientôt quel intérêt ils trouvaient à ces outils. M. Champignon-noir maniait avec dextérité les fléaux gieh, et l’usage qu’il en faisait n’avait rien à voir avec le battage du riz. M. Piment, le spécialiste des métaux, avait coincé dans sa ceinture un plantoir en fer en forme de trident, utilisé pour repiquer le riz, dont il se servait en alternance avec une faucille de récolte tout aussi redoutable. Un râteau ba dentelé dans une main, une houe badao dans l’autre, M. Citrouille faisait le vide autour de lui. Il n’était pas jusqu’au pacifique M. Grain-de-riz qui ne s’en mêlât : il faisait de la rame eekwa, indispensable pour diriger une barque sur une rizière inondée, un terrible bâton pour assommer ses adversaires sans les blesser, dans le strict respect des préceptes bouddhiques.
Si les paysans de Wo apprenaient à faire de même, les Chinois auraient du mal à poser la botte sur leur territoire, si jamais la grande culture des Tang devait un jour leur être inculquée de manière plus directe.
Ti comprit ce que les Wo avaient vu dans la curieuse poignée en forme de béquille qui servait à broyer le grain. Il vit M. Champignon-noir en assener de grands coups sur les soldats autour de lui, lesquels s’éloignaient en vacillant comme des ivrognes.
Lu Wenfu marchait dans l’ombre du capitaine. Ti avait vu juste : il avait accéléré son retour en grâce en les dénonçant.
— Toi démon tengu ! lui lança M. Piment.
— T’ien-kou, ignare ! ne put s’empêcher de rectifier le secrétaire.
Une marmite tombée du ciel mit un terme à la leçon de prononciation chinoise. Le lourd ustensile ménager atterrit sur la tête de M. Lu, qui s’effondra comme une poupée de chiffon. Dame Toochi lui avait envoyé ce présent depuis le toit enneige où elle se tenait en équilibre instable.
— Inutile de fuir ! cria le chef des gardes. Jamais vous ne pourrez quitter la Chine !
Il disait vrai. Si même ils parvenaient à franchir les fortifications et à rallier la côte, ils n’obtiendraient aucune assistance des populations locales. Le code des Tang interdisait formellement aux Chinois de sortir du pays. Seuls les diplomates dûment accrédités avaient le droit de traverser les frontières. Humains et animaux domestiques devaient se présenter aux postes de douane, sous peine d’une année de servitude. Les fugitifs auraient à faire bâtir un navire de haute mer et à rassembler des vivres en quantité, ce qui ne pouvait se faire en secret.
Sans doute au fait de ces difficultés, les Wo ne s’obstinaient pas moins dans leur tentative, peut-être parce que tels étaient leur devoir et leur nature. L’ambassadeur, l’impératrice, M. Courge et M. Petite-herbe sautaient tant bien que mal de toit en toit, à la recherche d’une issue. Ils piétinaient les tuiles de l’édifice principal quand un fait inattendu se produisit.
Les soldats essayaient de faire tomber les « bandits de Wo » en les dardant de leurs lances lorsqu’un éclat brillant surgit dans la lueur des torches brandies par les esclaves. Un murmure de stupéfaction parcourut la cour. La foule en armes s’écarta comme une vague pour laisser place à une chaise à porteurs dans laquelle un jeune homme était confortablement assis. Il était vêtu d’un extraordinaire manteau doré, dont le col empesé se dressait autour de sa tête et dont les pans le couvraient jusqu’aux pieds.
Sur un ordre sec de leur capitaine, les gardes pourpres mirent un genou à terre. Le nouveau venu se déplaça bientôt au-dessus d’une masse d’uniformes, de plumets et de têtes baissées, hérissée de piques devenues inoffensives. Il se redressa, toujours soutenu par ses quatre porteurs vêtus de la livrée du palais. Ti vit alors que son habit était cintré à la taille : il avait été coupé pour une femme.
Debout, l’homme arrivait à hauteur du toit où se tenaient ses compères. Ceux-ci lui passèrent le sac aux rouleaux, qu’il fit disparaître sous son manteau doré avant de se rasseoir avec le plus grand naturel. L’assistance agenouillée n’avait pas bronché.
Ti ne put se défendre d’un sentiment d’admiration. En toute logique, les Wo auraient dû être punis : ils avaient simulé un vol, lancé la police sur la piste de délits fomentés par eux-mêmes, provoqué des désordres dans la capitale, répandu illégalement de l’or étranger, compromis un secrétaire du bureau des Hôtes d’État qui avait failli être décapité, menti aux plus hautes autorités, y compris à lui-même, illustre magistrat de grand renom. Et c’était la pire de leurs manigances qui les sauvait !
Lorsque l’impératrice voulait éviter une sanction à un suspect ou à un condamné qui lui avait rendu service, elle lui faisait remettre l’un de ses vêtements dorés, couleur réservée à la famille impériale. Une fois qu’il en était revêtu, nul ne pouvait plus le toucher, hormis l’empereur en personne. Or ce dernier était gravement malade, et depuis fort longtemps, alors que dame Wu semblait jouir d’une santé à toute épreuve pour ses cinquante-quatre ans.
Pas question, donc, de fouiller M. Concombre. Lever les yeux sur lui était déjà une faute. Ti s’en fut conférer avec le capitaine. Mieux valait éviter à cet officier de perdre la face. C’était l’occasion de se le concilier, afin que les choses se concluent en douceur pour tout le monde.
Ti le pria de constater que la Garde pourpre n’avait rien trouvé chez lui de suspect ou d’illégal. Elle s’était au contraire livrée à un abus de pouvoir en attaquant une délégation diplomatique logée chez un mandarin du troisième rang, seconde catégorie, à qui, de surcroît, on devait le remplacement d’un portail. Par bonheur, rien de plus grave n’avait été commis, l’incident pouvait être oublié.
Lu Wenfu, qui venait d’être réanimé, comprit qu’on allait se réconcilier à ses dépens. Il brandit sa marmite :
— Et la gamelle que j’ai reçue sur la tête ? J’ai été victime d’un odieux attentat de la part de forces rebelles !
Le capitaine de la Garde pourpre considéra de haut ce grain de sable qui prétendait gripper les rouages bien huilés de leur accord.
— Les hôtes de Sa Majesté n’ont fait que se défendre, comme c’était leur droit et même leur devoir. Désirez-vous discuter de ces questions avec la Grande Épouse impériale ?
Lu Wenfu n’y tenait pas.